La mutinerie de Pâques : 1er jour

 

Dimanche 1er avril 1520
Puerto San Julián (Argentine)

La flotte est ancrée en baie de San Julián. Il y fait froid, notamment à cause du vent. [1] De plus, la durée du jour est réduite sous ces latitudes, [2] sans compter que le soleil peut être caché par les nuages. Et c’est un hivernage de quatre mois qui s’amorce. Au sein des équipages, le moral est au plus bas.

Ce premier dimanche d’avril est le jour des Rameaux. [3] Face à la défiance dont il fait l’objet, Magellan souhaite apaiser les tensions et décide de célébrer une messe (à terre ou sur la Trinidad, suivant les sources). Puis il convie ses capitaines, pilotes et officiers à le rejoindre à bord de la Trinidad en soirée, pour dîner ensemble (invitation dont Juan de Cartagena, prisonnier, est exclu).
Mais ses opposants ne saisissent pas la main tendue : seuls les membres du San Antonio (Álvaro de Mezquita (capitaine), Antonio de Coca (comptable) et leurs « gens ») participent à la messe ; et seul Mezquita (cousin de Magellan) se rend au dîner. Les capitaines espagnols avancent comme argument la détention de Cartagena (qui était entre temps passé des mains de Luis de Mendoza à celles de Gaspar de Quesada). [4]
Sans doute que le capitán general devine alors que quelque chose se trame. [5] Les capitaines espagnols, alors qu’ils auraient pu endormir sa méfiance en simulant l’apaisement, lui donnent au contraire matière à se méfier un peu plus.

En pleine nuit, alors que le premier tour de garde vient de s’achever, [6] Juan de Cartagena, Gaspar de Quesada et une trentaine d’hommes prennent d’assaut le San Antonio. [7]
Ils pénètrent armés dans la cabine d’Álvaro de Mezquita, qu’ils enferrent et placent dans la cabine de Jerónimo Guerra ; cabine qu’ils verrouillent d’un cadenas, tandis qu’un homme en garde l’entrée afin que personne ne puisse communiquer avec lui.
Survient alors le maître de bord Juan de Elorriaga, accompagné du maître d’équipage Diego Hernández et d’autres membres de l’équipage ; ils somment Quesada de libérer Mezquita et de retourner sur son navire. Face au refus du capitaine espagnol, Elorriaga demande à son contremaître d’appeler des renforts et de prendre des armes. Voyant que personne ne se rallie à lui et que la mutinerie est en passe d’échouer, Quesada poignarde Elorriaga à plusieurs reprises, a priori au bras [8] ; ce faisant, il aurait eu ces mots : « Vous allez voir que ce fou va nous faire manquer notre affaire ! ». [9]
Tandis qu’on porte secours à Elorriaga (laissé pour mort, il demeurera inconscient durant deux heures), [10] Diego Hernández est fait prisonnier et transporté sur la Concepción. De même, toutes les armes sont saisies et transportées par Antonio de Coca dans sa cabine.  [11]
Pratiquement tous les témoins racontent également que le garde-manger fut ouvert par les mutins et la nourriture distribuée sans mesure, alors qu’elle était jusque-là rationnée et que le capitaine Mezquita l’avait toujours gérée avec soin.
Le témoignage de l’aumônier Pedro de Valderrama précise que Quesada a également reçu l’aide de Luis del Molino (son serviteur) et d’Antón de Escobar (un supplétif embarqué sur le San Antonio puis transféré sur la Concepción). [12]

Cette insurrection n’aurait pas dû surprendre Juan de Elorriaga. En effet, la veille dans la matinée (probablement au moment de la messe), Juan Sebastián Elcano avait informé Elorriaga que les capitaines, officiers, maîtres et pilotes comptaient faire une demande à Magalhães afin qu’il leur donne la route à suivre et leur destination (ce que le Portugais s’est toujours refusé à faire). Il ne lui avait cependant pas précisé qu’ils comptaient au préalable s’emparer de son navire. [13]

Cartagena repart sur la Concepción et laisse Quesada à bord du San Antonio. Celui-ci demande à ce que le navire soit apprêté et les canons préparés. Ceux qui refusent de se plier aux ordres sont menacés de mort et mis aux fers ; sort que subissent Antonio Hernández de Huelva, Diego Díaz et un certain « Gonzalo Rodríguez » [14] (et possiblement le pilote Juan Rodríguez de Mafra [15] ).

Sans doute conscient qu’il n’arrivera à rien, Quesada fait venir Juan Sebastián Elcano, le maître de bord de son propre navire. [16]
Contrairement à ce qui est souvent présumé, Elcano n’aurait ainsi pas participé à l’abordage du San Antonio, ni assisté (et encore moins participé) à l’agression d’Elorriaga.
Néanmoins, sa présence est fondamentale à la réussite de la mutinerie. Quesada ne connaît rien à la navigation ni au fonctionnement d’un bateau et doit se reposer sur ce marin chevronné. Le San Antonio est le plus gros vaisseau de la flotte et il n’y a à ce moment plus aucun membre d’équipage expérimenté pour assurer les manœuvres : le capitaine, le maître d’équipage et trois autres marins sont prisonniers, sans compter le maître de bord blessé.  [17]

 

Ainsi, alors que Luis de Mendoza approche des deux autres bateaux avec la Victoria, Elcano fait préparer les canons du sien.

Plus rien ne se passe durant la nuit.

 

 

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[1] À cette période de l’année, la température moyenne est de 10°C sous abri, et descend fréquemment à 5°C.

[2] Le Routier du pilote génois indique « plus ou moins sept heures ».
Sir Stanley, The First Voyage Round the World : The Genoese Pilot’s Account of Magellan’s Voyage (1874)

[3] Charton, Voyageurs anciens et modernes – Tome III – Fernand de Magellan, voyageur portugais (1863), p.285-286
Verne, Les grands voyages et les grands voyageurs. Découverte de la terre – Chapitre II : Premier voyage autour du monde (1878), p.308

[4] Bernal, Sucesos desafortunados de la Expedición (2015), p.4

[5] Navarrete, Historia de Juan Sebastián del Cano (1872), p.40
Charton, Voyageurs anciens et modernes – Tome III – Fernand de Magellan, voyageur portugais (1863), p.285-286 note 2

[6] Plusieurs témoins confirment le moment. L’historien américain Laurence Bergreen indique lui « aux alentours de minuit ». Or, traditionnellement, le dernier quart de la journée (ou premier de la nuit) se déroule de 20h00 à minuit ; il est possible que cela fût le cas également à l’époque. Ce qui placerait les évènements au lundi 2 avril.
Via Wikipedia (EN) :
– Bergreen, Over the Edge of the World: Magellan’s Terrifying Circumnavigation of the Globe (2003), p.115-117

[7] NOTA : La majorité des éléments liés à la prise du San Antonio sont issus de l’enquête qui suivra ladite mutinerie, réalisée du 19 au 26 avril 1520, et qui seront présentés le mercredi 22 mai 1521 à Séville par Álvaro de Mezquita afin d’obtenir sa libération.
Cette source sert pour l’ensemble du billet et ne sera plus mentionnée ultérieurement.
Bernal, Sucesos desafortunados de la Expedición (2015)

[8] Quatre fois selon Navarrete, six fois selon Zweig et le témoignage de Mezquita (mais qui était séquestré au moment des faits).
Navarrete, Historia de Juan Sebastián del Cano (1872), p.40
Zweig, Magellan (1938), p.161

[9] Citation :
Charton, Voyageurs anciens et modernes – Tome III – Fernand de Magellan, voyageur portugais (1863), p.285-286 note 2
Verne, Les grands voyages et les grands voyageurs. Découverte de la terre – Chapitre II : Premier voyage autour du monde (1878), p.308

[10] Charton, citant Navarrete, Voyageurs anciens et modernes – Tome III – Fernand de Magellan, voyageur portugais (1863), p.285-286 note 2
Elorriaga décèdera finalement de ses blessures trois mois plus tard (15 juillet 1520).

[11] Selon Stefan Zweig, Quesada aurait mis aux fers tous les Portugais du San Antonio (qui auraient pu se rallier à Magellan) et distribué aux marins des vivres et du vin (ceux-ci étaient jusqu’à présent rationnés).
Si ces faits sont crédibles, le livre de Zweig est largement romancé et aucune autre source ne vient corroborer cela.
Zweig, Magellan (1938), p.161

[12] Ironie du destin, le mutin Escobar décèdera fin avril 1521, des blessures subies lors de la bataille de Mactan, qu’il livra aux côtés de Magellan.

[13] Ce fait est issu du témoignage de Juan Ortíz de Gopegui, cambusier du San Antonio, et avait été raconté par Elorriaga peu après avoir été blessé.
Bernal, Sucesos desafortunados de la Expedición (2015), p.17

[14] L’identité de ce dernier est difficile à déterminer. Il existe plusieurs marins référencés sous ce patronyme, mais aucun ne faisait partie de l’équipage du San Antonio au départ de Sanlúcar de Barrameda (il y en avait un sur la Trinidad, un sur la Victoria, et peut-être un sur la Concepción). Soit l’homme fut transféré au cours de la traversé de l’Atlantique, soit il s’agit d’un marin du San Antonio connu sous un autre nom.

[15] Queirós Veloso, Revue d’histoire moderne : Fernao de Magalhaes, sa vie et son voyage (1939), p.474

Dans son témoignage, Juan Rodríguez de Mafra précise qu’il a refusé de se plier aux ordres ; il aurait donc logiquement dû être également fait prisonnier.
Bernal, Sucesos desafortunados de la Expedición (2015), p.13-14

[16] Ceci est précisé dans les témoignages  de Francisco Rodríguez González de Huelva, marin, Diego Hernández, maître d’équipage, et Juan Ortíz de Gopegui, cambusier.
Ce dernier est même très clair sur le sujet : « Gaspar de Quesada mandó que el contramaestre de la Concepción fuese a la nao San António (…) ».

[17] Navarrete, Historia de Juan Sebastián del Cano (1872), p.41
Queirós Veloso, Revue d’histoire moderne : Fernao de Magalhaes, sa vie et son voyage (1939), p.474

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