Dimanche 30 octobre 1519
Océan Atlantique, au large de la Sierra Leone
Magellan fait convoquer ses quatre capitaines afin d’instruire un procès concernant une grave affaire : le maître de bord de la Victoria, Antonio Salomón, est accusé d’avoir pratiqué la sodomie sur un jeune mousse [1] (peut-être avec violence [2], mais cela reste incertain).
La plupart des textes demeurent évasifs quant à la qualification des actes commis : Zweig parle d’une « infraction à la discipline » [3], Charton d’un « délit » [4], Queirós Veloso d’un « grave attentat à la pudeur en usant de violence » [5], les documents officiels d’un « péché contre nature » [6] ou d’un « crime qui lui vaut de perdre sa solde » [7]. Pourtant, le témoignage de Juan Sebastián Elcano lui-même porte la mention « sodomítico ». [8]
En réalité, les faits prêtent peu à discussion : à cette époque, les pratiques homosexuelles sont interdites en Espagne et passibles de la peine de mort (même si les relations entre hommes sont communes lors des longs voyages [9] ). C’est pour cette raison que les auteurs modernes ne s’embarrassent plus de paraphrases.
Des conditions de ce « procès », on ne sait rien. Juste qu’Antonio Salomón est reconnu coupable et condamné à la strangulation. [10]
La sentence sera exécutée plus tard, le mardi 20 décembre 1519, alors que la flotte mouille dans la Bahía de Santa Lucia (Rio de Janeiro, Brésil). La raison de ce long report (presque deux mois), est inconnue et peut paraître étrange. D’abord parce que la pendaison aux vergues était une pratique courante de l’époque. Ensuite parce qu’une première escale est réalisée sur la côte brésilienne le jeudi 8 décembre. Enfin, l’arrêt à Rio s’effectue le mardi 13 décembre, et ils vont attendre encore une semaine avant de procéder à la mise à mort de Salomón.
L’identité du mousse n’est pas révélée. Et il n’est pas dit si le geste a été consenti par le mousse où s’il a été perpétré contre son gré (seul Queirós Veloso parle de « violence »).
Il a été spéculé que le mousse en question était peut-être Antonio Baresa. En effet, il est inscrit dans les documents officiels [11] que, le vendredi 27 avril 1520, il se noie dans la baie de San Julián (Bahía San Julián) après avoir plongé à l’eau pour échapper à une accusation de sodomie. Cependant, même si le lien mousse/Victoria/sodomie est vite fait, rien ne dit que cela a un rapport avec l’affaire Salomon, et il pourrait s’agir d’une autre histoire complètement différente ; surtout qu’elle a lieu six mois plus tard. C’est en tout cas une thèse que soutiennent Juan Gil ou Laurence Bergreen. [12]
Magellan aurait très bien pu instruire l’affaire seul. S’il a fait convoquer ses capitaines, c’est qu’il a peut-être une autre idée en tête.
Verdict prononcé, Juan de Cartagena interpelle de nouveau Fernão de Magalhães au sujet de l’itinéraire. Sans doute veut-il profiter de la présence des autres capitaines espagnols ; peut-être aussi se sent-il grisé par le fait que le capitán general n’ait pas réagi à sa précédente provocation [13]. Suivant les versions, le Portugais s’abstient de toute réponse [14] ou bien demande à son tour pourquoi l’Espagnol ne le salue plus. [15] Dans tous les cas, le veedor s’emporte et laisse entendre qu’il n’obéira plus aux ordres. Magellan, alors dans son bon droit, saisit Cartagena par le col [16] et lui annonce qu’il est mis en état d’arrestation ; il demande à l’alguazil (alguacil) [17] de la flotte Gonzalo Gómez de Espinosa de le faire mettre au cep. [18]
Cartagena appelle à l’aide ses camarades : accusé de mutinerie, il risque la mort ; mais aucun ne réagit et l’homme est mis aux arrêts (suivant les sources, il est enfermé à fond de cale ou bien entravé sur le pont). [19]

Gaspar de Quesada et Luis de Mendoza vont néanmoins plaider sa cause et convaincre Magellan de faire un geste : relevé de son commandement du San Antonio (et remplacé par le comptable de la flotte, Antonio de Coca [20] ), libéré de ses entraves, Cartagena est placé sous la surveillance de Mendoza à bord de la Victoria (où il peut circuler librement) ; ce dernier promet de présenter le prisonnier chaque fois que le capitán general en fera la demande. [21]
(Suivant certaines sources, le plaidoyer a lieu avant que Cartagena ne soit effectivement enfermé).
Il est assez étonnant que Magellan ait accepté cette demande : placer un homme qui cherche à lui nuire sous la responsabilité de personnes qui n’en pensent pas moins semble au mieux imprudent, au pire suicidaire. D’autant que les faits futurs vont confirmer l’erreur.
Qu’est-ce qui a pu le pousser à agir ainsi ? Faut-il y voir un geste d’apaisement ? Ou peut-être a-t-il jugé a posteriori inopportun de séquestrer le représentant du roi ? (Mais cela ne semblait pas être du genre à embarrasser l’homme).
Aucune source ne se penche sur la question.
< Troisième altercation entre Magellan et Cartagena | Arrivée au Brésil >
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[1] Mazón Serrano, La Primera Vuelta al Mundo – La Tripulación, #171
Via Wikipédia :
– Bergreen, Over the Edge of the World: Magellan’s Terrifying Circumnavigation of the Globe (2003), p.92-93
[2] Queirós Veloso, Revue d’histoire moderne : Fernao de Magalhaes, sa vie et son voyage (1939), p.469
[3] Zweig, Magellan (1976), p.140
[4] Charton, Voyageurs anciens et modernes – Tome III – Fernand de Magellan, voyageur portugais (1863), p.275
(Il précise tout de même qu’il doit s’agir de l’accusation de sodomie de Salomon).
[5] Queirós Veloso, Revue d’histoire moderne : Fernao de Magalhaes, sa vie et son voyage (1939), p.469
[6] Bernal, Sucesos desafortunados de la Expedición (2015), p.4 – (« pecado de « contra-natura » »)
[7] Medina, El descubrimiento del Océano Pacífico Hernando de Magallanes y sus compañeros documentos (1852-1930), LXVIII, p.214 – (« (…) el cual fué condenado á muerte por delito que hizo : ha perdido el sueldo »)
[8] Bernal, Interrogatorio tras la aventura (2014), p.2
[9] Via Wikipédia :
– Bergreen, Over the Edge of the World: Magellan’s Terrifying Circumnavigation of the Globe (2003), p.92-93
[10] Une pratique assez courante en Espagne, utilisant un lacet étrangleur.
[11] Medina, El descubrimiento del Océano Pacífico Hernando de Magallanes y sus compañeros documentos (1852-1930), LXVIII, p.214
Serrano, La tripulación, #197
[12] Gil, El exilio portugués en Sevilla. De los Braganza a Magallanes (2009), p. 294-297
Gil indique qu’il s’est noyé « 4 mois après » ; son point de départ est sans doute la date d’exécution de Salomon.
Via Wikipedia :
– Bergreen, Over the Edge of the World: Magellan’s Terrifying Circumnavigation of the Globe (2003), p.103
[13] Hypothèse que suggère José Maria de Queirós Veloso.
[14] Zweig, Magellan (1938), p.141
[15] Queirós Veloso, Revue d’histoire moderne : Fernao de Magalhaes, sa vie et son voyage (1939), p.469
[16] Navarrete, Historia de Juan Sebastián del Cano (1872), p.36 – « lo cogió por el pecho »
Bernal, Sucesos desafortunados de la Expedición (2015), p.4 – « hecho manó del pecho »
Queirós Veloso, Revue d’histoire moderne : Fernao de Magalhaes, sa vie et son voyage (1939), p.469 – « le saisit à bras le corps »
[17] Un alguazil (en français) ou alguacil (en espagnol) est un agent de l’état qui exerce des fonctions de police et de justice au niveau d’une municipalité ou d’une région (ou, dans le cas présent, au sein de la flotte).
[18] Queirós Veloso, Revue d’histoire moderne : Fernao de Magalhaes, sa vie et son voyage (1939), p.469
Via Wikipédia :
– Bergreen, Over the Edge of the World: Magellan’s Terrifying Circumnavigation of the Globe (2003), p.94-95
[19] Navarrete, Historia de Juan Sebastián del Cano (1872), p.36
Charton, Voyageurs anciens et modernes – Tome III – Fernand de Magellan, voyageur portugais (1863), p.275 note 3 (citant Navarrete, Coleccion de viages)
Verne, Les grands voyages et les grands voyageurs. Découverte de la terre – Chapitre II : Premier voyage autour du monde (1878), p.302
Via Wikipédia :
– Bergreen, Over the Edge of the World: Magellan’s Terrifying Circumnavigation of the Globe (2003), p.94-95
[20] Bernal, Sucesos desafortunados de la Expedición (2015), p.4
Via Wikipédia :
– Bergreen, Over the Edge of the World: Magellan’s Terrifying Circumnavigation of the Globe (2003), p.94-95
[21] Queirós Veloso, Revue d’histoire moderne : Fernao de Magalhaes, sa vie et son voyage (1939), p.469
Via Wikipedia
– Bergreen, Over the Edge of the World: Magellan’s Terrifying Circumnavigation of the Globe (2003), p.94-95
Édouard Charton (citant Eustaquio Fernández de Navarrete) parle d’Antonio de Coca mais il s’agit vraisemblablement d’une erreur : Antonio de Coca est plus tard remplacé par Álvaro de Mezquita au commandement du San Antonio ; de plus, lors de la Mutinerie de Pâques, le San Antonio est pris d’assaut et aucune source ne place Cartagena sur ce navire à ce moment-là. L’auteur s’en sort d’une pirouette en précisant (et citant toujours Navarrete) que « Juan de Carthagena était passé des mains d’Antonio de Coca sous la garde de Luis de Mendoza ». Ceci n’est pas mentionné dans le Historia de Juan Sebastián del Cano de Navarrete.