Samedi 21 décembre 1521
Tidore, Moluques du Nord (Indonésie)
Comme convenu, la Victoria met les voiles vers midi, avec à son bord 47 européens et 13 Moluquois (dont deux pilotes). À Tidore demeure l’équipage de la Trinidad, soit 53 hommes (dont João Carvalho).
Bien que les pilotes aient conseillé de partir au plus tôt pour profiter du temps favorable, il leur a fallu patienter jusqu’en milieu de journée afin de permettre à ceux contraints de rester sur place d’écrire des lettres pour l’Espagne (probablement à destination de leurs familles).
Des décharges d’artillerie sont échangées, et les marins de la Trinidad escortent la Victoria en chaloupe aussi loin qu’il leur est possible. [1]
La Victoria se rend jusqu’à l’île voisine de Mare accompagnée par un ministre du sultan Al-Manzor de Tidore. Quatre embarcations viennent lui livrer le bois préparé à leur attention. Il faut moins d’une heure pour charger la cargaison. [2]
La caraque met alors cap au sud (S), longeant Moti, Makian, puis Bacan avant de s’orienter vers l’ouest-sud-ouest (WSW) pour atteindre les îles Sula. Elle contourne Mangoli et mouille près de Sanana. Les pilotes autochtones conseillent de ne pas naviguer de nuit pour éviter de percuter un îlot ou des hauts fonds.
Les indigènes de Sanana sont décrits par Antonio Pigafetta comme des anthropophages n’ayant ni roi ni dieu (informations qu’il tient sans doute des pilotes moluquois, car il ne semble pas qu’ils aient débarqué). [3]
Dès le lendemain, la Victoria repart vers le sud, en direction de Buru. [4]

Plusieurs explications existent sur la raison qui pousse le navire vers le sud, plutôt que d’aller vers l’ouest, en direction de Malacca et des Indes.
Il y a d’abord la configuration des îles indonésiennes, qui les oblige à contourner la grande île de Bornéo par le nord ou bien par le sud. Or, leur trajectoire est logique dans cette seconde possibilité, qui les amènera à contourner Sulawesi (Célèbes), puis Bornéo.
L’autre explication est la volonté de naviguer au plus loin des routes commerciales portugaises. Car, comme le leur a appris Pedro Afonso de Lourosa, ils sont activement recherchés par les Lusitaniens.
Ce même Lourosa leur a également vanté les mérites des îles Banda, où les Portugais font beaucoup de commerce. Il est possible qu’ils désirent s’y arrêter avant de gagner l’Espagne. [5]
Enfin, l’Espagnol Tomás Mazón Serrano émet l’hypothèse qu’en cette saison, le vent de mousson souffle d’ouest en est. [6] Pour rejoindre les Indes, il leur aurait fallu constamment louvoyer, alors qu’en partant au sud, ils profitent d’un vent de travers. De plus, vers le printemps, le vent va progressivement changer de sens et souffler d’est en ouest ; ils bénéficieront alors d’un vent arrière qui les poussera lors de la traversée de l’océan Indien. Il semble que Juan Sebastián Elcano, qui commande la Victoria, ait été au courant de ce phénomène météorologique.
Il est possible que toutes ces raisons les aient poussés vers le sud.
Il semble que ce choix n’ait pas été celui décidé avant le départ.
Selon le chroniqueur Maximilianus Transylvanus, qui se base sur les témoignages des survivants de la Victoria, il était prévu qu’ils gagnent dans un premier temps le cap « Cattigara ». Cattigara était le nom sous lequel les Arabes désignaient l’actuelle Hanoï (Vietnam) ; le « cap » constituait alors l’extrémité supposée de l’Asie. Puis de là, qu’ils longeraient les côtes des Indes et de l’Afrique jusqu’au Cap de Bonne-Espérance, avant de remonter l’Atlantique. [7]
Ainsi, des dissensions sont plus tard apparues au sein de l’équipage, plus particulièrement entre Juan Sebastián Elcano d’un côté, et Miguel de Rodas et Francisco Albo de l’autre (marins grecs, respectivement maître de bord et pilote). Ceux-ci, qui désiraient à l’origine passer par Malacca, auraient proposé de rallier les Maldives (au sud de l’Inde) pour réparer. C’est en tout cas ce que raconte Martín de Ayamonte dans son témoignage aux autorités portugaises, alors que le journal d’Albo n’en porte aucune mention (il n’est pas exclu que lesdites mentions aient été expurgées à l’arrivée en Espagne). [8]
Pourtant, la lettre d’Antonio de Brito à son souverain Jean III de Portugal semble contredire cette théorie : il y spécifie que la Victoria devait aller de Tidore à Timor, accompagné des pilotes d’Al-Manzor, puis gagner Madagascar (Ilha de São Lourenço). Soit peu ou prou le trajet envisagé par Elcano. Or, lorsque de Brito arrive à Tidore le 13 mai 1522, la Victoria est déjà partie depuis plusieurs mois et sa seule source d’information sont les rescapés de la Trinidad qu’il a capturés. [9]
Dans tous les cas, Elcano avait beau être un marin très expérimenté, il tente un coup de dés : la Victoria est en mauvais état (plusieurs témoignages l’indiquent), et rien ne dit que la caraque va tenir la traversée de l’océan Indien puis la remontée de l’Atlantique.
Il est enfin étonnant qu’Antonio Pigafetta se trouve à bord de la Victoria. Si l’homme est sans doute pressé de rentrer et de faire partager son récit du voyage, il faut tout de même rappeler que Pigafetta n’apprécie pas Elcano. Cette inimitié remonte à l’hivernage dans la baie de San Julián, en avril 1520, au cours duquel le Basque participa à la mutinerie contre Magellan. Un acte que le Lombard ne lui a pas pardonné, puisque Elcano n’est jamais mentionné dans son journal.
Pourtant, Pigafetta choisit de partir avec lui plutôt que de rester aux Moluques avec l’équipage de la Trinidad, dont il fait partie depuis le départ. Pourquoi ? On ne le saura sans doute jamais précisément. Peut-être s’était-il rendu compte de la valeur d’Elcano en tant que marin, et que ses chances de rentrer sain et sauf étaient plus grandes avec lui ? (Carvalho, resté à Tidore, était aussi un excellent navigateur, mais il avait également démontré qu’il était un homme peu digne de foi, ce qui lui avait valu d’être destitué de son poste de capitaine de la flotte).
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[1] À noter que Ginés de Mafra parle d’un départ en janvier 1522. Sans doute sa mémoire lui a-t-elle joué des tours (le texte fut rédigé bien des années après)
Pigafetta, Primer viaje alrededor del Globo (Civiliter p.128 ; Charton p.338)
Mafra, Libro que trata del descubrimiento del Estrecho de Magallanes (1542), p.210
[2] Pigafetta, Primer viaje alrededor del Globo (Civiliter p.128 ; Charton p.339)
[3] Sanana est nommée « Sulach » ou « Suloch » par Pigafetta (Xula sur les cartes hollandaises, d’après le journaliste et essayiste français Édouard Charton). L’ancien nom de l’île était Xulla Besi, et elle est encore parfois nommée Sulabesi.
Pigafetta, Primer viaje alrededor del Globo (Civiliter p.131 ; Charton p.339)
[4] L’historien belge Jean Denucé note qu’ils partent pour Buru le 27. Dans son journal de bord, Francisco Albo indique que le vendredi 27, il effectue un relevé de position depuis le sud de l’île Buru.
Entre Sanana et le sud de Buru, il y a environ 230 km ou 124 NM. En supposant que leur vitesse soit comprise entre 3 et 5 nœuds, cela leur aurait pris entre 41 et 25 heures, soit 1,5 jour. Sachant qu’ils ne voguent pas de nuit, cette date paraît donc erronée.
Denucé, Magellan. La question des Moluques et la première circumnavigation du globe (1911), p.350
Bernal, Derrotero de Francisco Albo (2015), p.19
[5] Il semble que Lourosa se soit trouvé à bord de la Victoria et soit parti pour l’Espagne. C’est en tout cas ce qu’indique Antonio de Brito.
Cependant, le chroniqueur portugais João de Barros raconte que ce même de Brito a décapité Lourosa pour trahison, à Ternate. Le crédit de de Barros est toutefois limité, car l’auteur raconte que les deux navires espagnols ont quitté les Moluques et sont allés jusqu’à Banda ensemble ; ce qui est faux.
Le chroniqueur portugais Gaspar Correia place aussi Lourosa sur la Victoria.
Medina, Carta de Antonio de Brito al rey Don Juan III, refiriéndole cómo se condujo con los tripulantes de la armada de Magallanes (1920), p.99
Barros, Decadas de Asia – Decada Terceira, Parte Primera – Livro V (1778), Capitulo X, p.653
Sir Stanley of Alderley, The First Voyage Round the World – Gaspar Correa’s Account of the Voyage (1874), p.256
[6] Mazón Serrano, Rutaelcano – La Gran Decisión de Elcano
[7] Sir Stanley of Alderley, The First Voyage Round the World – A Letter from Maximilianus Transylvanus (1874), p.209
Selon Jean Denucé, Cattigara était connue de Ptolémée, qu’il plaçait par 9°N (ce qui était relativement juste, puisque la pointe sud de l’Indochine se trouve par 8,5°N)
Denucé, Magellan. La question des Moluques et la première circumnavigation du globe (1911), p.348 note 2
[8] D’après le récit, ces dissensions seraient apparues après le départ de Timor, en février 1521. Or, Martín de Ayamonte avait à ce moment-là déserté et ne se trouvait plus à bord de la Victoria. Il est probable que ces discussions aient eu lieu avant et que le texte souffre d’un souci de chronologie.
Antonio de Brito mentionne également, de façon énigmatique, que « les Castillans ne voulaient pas obéir à leur capitaine ». S’il ne fait aucun doute qu’il parle de la Victoria, sans autre complément, il est difficile de savoir s’il fait bien référence à ce moment précis de l’expédition.
Vázquez Campos, Bernal Chacón & Mazón Serrano, Auto de las preguntas que se hicieron a dos Españoles que llegaran a la fortaleza de Malaca, venidos de Timor en compaña de Álvaro Juzarte, capitán de un junco, (Témoignage de Martín de Ayamonte), p.9
[9] Antonio de Brito précise que la Victoria est partie depuis quatre mois, ce qui est incorrect, puisqu’il s’agit plutôt de cinq mois.
Medina, Carta de Antonio de Brito al rey Don Juan III, refiriéndole cómo se condujo con los tripulantes de la armada de Magallanes (1920), p.104