Jeudi 24 janvier 1521
Archipel des Tuamotu (Polynésie française)
Deux mois après être sortie du Détroit de Magellan, l’armada aperçoit enfin sa première terre.
Il s’agit d’une petite île entourée de récifs qui les empêchent d’accoster, comme si « la nature l’avait armée pour se défendre contre la mer » dira Ginés de Mafra. Selon Antonio Pigafetta et Francisco Albo, elle n’est habitée que par des oiseaux et des arbres, et quelques requins semblent nager dans ses eaux. Les marins tentent de sonder mais ne trouvent aucun fond (on peut supposer qu’ils ont cherché à ancrer les navires en amont des récifs pour ensuite se rendre en chaloupe sur l’île).
La flotte est contrainte de reprendre sa route sans avoir pu avitailler. [1]
Chose étonnante : Francisco Albo indique que l’île fut nommée « San Pablo » en référence à la conversion de Saint Paul (Paul de Tarse). Or, celle-ci est célébrée le 25 janvier, et non le 24.
L’explication la plus plausible est qu’ils se sont trouvés aux abords de l’île durant les deux jours et ne la nommèrent que le second, après s’être rendus compte qu’ils ne pouvaient y accoster.
Il est extrêmement difficile, pour ne pas dire impossible, d’identifier avec certitude l’île en question.
D’abord parce que les descriptions sont par trop sommaires. Une île comportant des récifs (possiblement coralliens), des arbres et des oiseaux n’apporte aucun élément pertinent.
Ensuite, les relevés de position des différents protagonistes diffèrent grandement.
Antonio Pigafetta parle de 15°S ; le chroniqueur portugais João de Barros, tout comme le Portugais anonyme (probablement Vasco Gómez Gallego) indiquent 18°S ; le Routier du pilote génois (attribué à Leone Pancaldo ou Giovanni Battista da Ponzoroni) la situe par 18-19°S ; enfin, Francisco Albo indique que le navire se trouve par 16° ¼ S (16,25°S) le jeudi 24 janvier et 15° ¾ S (15,75°S) le vendredi 25 (et 15° 1/3 S (15,33°S) le samedi 26). [2]
Le journal de bord de ce dernier comporte un relevé quotidien de la latitude (prise au zénith, soit vers midi), tout en indiquant le cap de la flotte. Bien que la longitude soit absente (car très complexe à calculer à l’époque), [3] ceci permet de suivre avec une relative précision la trajectoire empruntée. Et celle-ci passe entre les atolls Puka Puka et Fakahina, situées à l’extrême est de l’archipel des Tuamotu. [4]
Certains auteurs contemporains ont ainsi vu la première comme étant la « Isla San Pablo ». Puka Puka se situe par 14° 49’ S (14,82°S), soit proche des 15°S de Pigafetta, et qui appartient aujourd’hui au groupe des îles du Désappointement. Le site dédié au Ve Centenaire de la Circumnavigation propose notamment une carte où la trajectoire longe la côte nord de l’île.
Cependant, si l’on suit Albo, les navires sont passés beaucoup plus proche de Fakahina, située par 15° 59’ S (15,98°S) ou Fangatau 15° 49’ S (15,82°S). D’autant que ce dernier fournit comme cap pour ces deux jours « Ouest, ¼ Nord-Ouest » puis « Nord-ouest, ¼ Ouest » (soit approximativement des caps à 281,5 et 303,5). La flotte se serait ainsi approximativement trouvée deux fois plus proche de Fakahina que de Puka Puka. [5] De fait, l’historien belge Jean Denucé, qui a retracé l’itinéraire à partir des notes d’Albo, penche pour cette seconde hypothèse. [6]

Un élément aurait pu aider à la localisation : les différents observateurs ont-ils aperçu ladite île sur tribord (donc plutôt Puka Puka) ou sur bâbord (plutôt Fakahina ou Fangatau). Mais aucun ne le précise.
Et comment expliquer que le Portugais anonyme et le pilote génois aient indiqué une latitude aussi différente ? (18-19°S).
Ceci est troublant dans la mesure où le pilote génois se trouvait a priori sur la Trinidad à ce moment-là, avec Albo et Pigafetta (a priori, car rien n’indique qu’ils aient changé de vaisseau depuis le départ, ce qui ne peut cependant être exclu).
Pigafetta, de plus, n’était pas un marin, et a donc obtenu l’information de quelqu’un d’autre. Mais de qui ? (Le pilote originel de la Trinidad, Estêvão Gomes, avait été transféré sur le San Antonio après la Mutinerie de Pâques, sans qu’il soit précisé qui l’avait alors remplacé).
Autre élément troublant, approximativement à la même longitude que Puka Puka (138° 49’ S), on trouve bien deux îles de l’archipel des Tuamotu, situées justement vers 18-19°s : l’atoll de Vahitahi (18° 47’ S, 138° 50’ W) et Nukutavake (19° 16’ S, 138° 47’ W). Mais elles se trouvent à presque 500 km au sud de Puka Puka, ce qui les place bien trop loin de l’itinéraire de la flotte tel que relevé par Albo.
< Traversée du Pacifique | Découverte Isla de los Tiburones >
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[1] Pigafetta, Primer viaje alrededor del Globo (Civiliter p.36 ; Charton p.292 ; Peillard p.127)
Bernal, Derrotero de Francisco Albo (2015), p.11
Mafra, Libro que trata del descubrimiento del Estrecho de Magallanes (1542), p.196
Queirós Veloso, Revue d’histoire moderne : Fernao de Magalhaes, sa vie et son voyage (1939, T.14), p.482
Sir Stanley of Alderley, The First Voyage Round the World – A Letter from Maximilianus Transylvanus (1874), p.197
[2] Pigafetta, Primer viaje alrededor del Globo (Civiliter p.36 ; Charton p.292 ; Peillard p.127)
Barros, Décadas da Ásia (1563), Década Terceira, Parte Primera, Livro V, Capitulo X, p.647
Sir Stanley of Alderley, The First Voyage Round the World, by Magellan – Narrative of the Anonymous Portuguese (1874), p.31
Sir Stanley of Alderley, The First Voyage Round the World – The Genoese Pilot’s Account of Magellan’s Voyage (1874), p.9
Bernal, Derrotero de Francisco Albo (2015), p.11
[3] Pour plus d’informations à ce sujet, voir les articles Wikipédia (FR) :
Nécessité du calcul de la longitude
Mesure de la longitude
[4] À ce titre, la carte interactive de Tomás Mázon Serrano est assez parlante tout en laissant circonspect : l’auteur indique que San Pablo est sans doute possible Puka Puka alors que sa carte montre au contraire que Fakahina ou Fangatau sont des candidates plus probables.
Mazón Serrano, La Primera Vuelta al Mundo – Versiones del Mapa : Carte interactive GoogleMaps
[5] En ne tenant compte que de la latitude relevée par Albo durant ces 2 jours, ils ne se sont jamais trouvés à moins 100 km (54 NM) de Puka Puka, alors qu’ils ont toujours été à moins de 50 km (27 NM) de Fakahina et Fangatau (et même beaucoup moins que ça le lundi 25 janvier).
(NdA : pour faire cette évaluation, j’ai calculé l’écart de latitude entre la position des navires et celle de l’île afférente ; ensuite, sachant que par 15°S, 1° de latitude vaut 110,649 km (59,75 NM), j’ai pu déterminer la distance approximative entre la flotte et les îles).
[6] Denucé, Magellan. La question des Moluques et la première circumnavigation du globe (1911), p.299