Vendredi 13 décembre 1519
Rio de Janeiro
L’expédition arrive en baie de Santa Lucía, qu’elle nomme en l’honneur de Lucie de Syracuse (Santa Lucía), célébrée le 13 décembre. [1]
Il s’agit de Rio de Janeiro, découverte en 1502 par Gaspar de Lemos ou Gonçalo Coelho, tous deux membres de l’expédition de Pedro Álvares Cabral. Mais c’est Amerigo Vespucci, présent en tant qu’observateur à la demande du roi Manuel Ier du Portugal, qui lui donne ce nom (« la baie de janvier »). [2] Le Florentin reviendra en décembre 1503 avec Gonçalo Coelho, pour créer les Feitoria de Cabo Frio et Feitoria da Baía de Guanabara ; les emplacements exacts sont inconnus, car les Portugais tenaient à les garder secrets.
Stefan Zweig raconte que Magellan n’aurait jamais dû faire débarquer ici, en territoire portugais. S’il se l’est permis, c’est que la région ne comptait alors ni comptoir commercial, ni forteresse. [3] A priori, cela est faux, même si les feitorias n’étaient alors constituées que d’une palissade de bois et de huttes de boue recouvertes de paille. [4] Le territoire étant immense, le risque était faible de croiser les Portugais.
À noter qu’une colonie française, dirigée par Nicolas Durand de Villegagnon, s’établira à l’entrée de la baie entre 1555 et 1560 : la France antarctique. Mais de nombreuses difficultés internes (rébellions, querelles religieuses), puis une offensive portugaise, auront raison de la colonie.


Les indigènes se montrent très accueillants et, assez vite, le troc se met en place. Pigafetta mentionne notamment, qu’il a échangé le roi d’un jeu de carte contre six poules, et que les locaux sont persuadés d’avoir été de fins négociateurs. [5] La naïveté du Lombard l’empêche de poser un regard pragmatique sur la situation : eux possèdent des poules en quantité, mais des cartes avec des personnages dessus sont une nouveauté rare, et donc de grande valeur ; lui possède des cartes en quantité, mais elles ne sont pas comestibles, donc les gallinacés ont à ses yeux une plus grande valeur. Simple question de point de vue.
Si les Brésiliens sont si pacifiques, c’est aussi parce qu’ils voient un signe dans l’arrivée de la flotte espagnole : depuis deux mois, la région connaissait une grande sécheresse et les explorateurs apportaient la pluie avec eux. [6]
João Lopes Carvalho est visiblement reconnu par les autochtones ; le pilote de la Concepcion a en effet séjourné dans la région durant quatre années, en compagnie de marchands portugais. À l’époque, en 1511, alors en poste à la Feitoria de Cabo Frio (ou à la Feitoria da baía de Todos os Santos, suivant les sources), il aurait été accusé de vol en compagnie d’un autre marin, Pedro Annes. Tous deux auraient été expulsés ou se seraient enfuis, pour trouver refuge dans celle de Guanabara. Ils arrivent finalement à Sévile le 4 septembre 1516. [23]
Il semble qu’il parlait un peu la langue locale, le guarani. [7]
Mais quelle n’est pas sa surprise lorsqu’on lui amène un garçon métis de 7 ans que l’on présente comme son fils : Juanillo. [8]
Comme cela sera le cas durant tout le voyage, Antonio Pigafetta s’intéresse aux coutumes des indigènes, qu’il décrit avec un luxe de détails, mais parfois de manière poétique ou juste erronée.
Il indique par exemple que les Brésiliens vivent jusqu’à 140 ans. [9] Le Lombard ne fait sans doute ici que reprendre les mots de Vespucci, à qui les autochtones avaient indiqué leurs âges avec un système de cailloux et avaient présenté des familles complètes parfois jusqu’aux trisaïeux. [10] Il est vraisemblable que l’incompréhension ait été de mise entre les deux peuples.
Il rapporte aussi que le nom des chefs ou rois est « cacique ». [11] En réalité, il s’agit de la déformation du mot arabe « cazi » qui fut imposé aux chefs indiens par les explorateurs européens. [12]
De même, Pigafetta raconte les pratiques cannibales que lui a confirmé ou plus sûrement raconté Carvalho [13] : à savoir que leurs ennemis sont tués, découpés et mangés par petits bouts sur plusieurs jours.
Même s’il présente tout un tas d’anecdotes avec des yeux ingénus, les indigènes à la peau sombre, nus et sans religion, sont globalement vus comme des sauvages ignorants dont la vie est plus proche de celle des bêtes que des humains.
Selon Léonce Peillard, l’apparence et les coutumes décrites laissent à penser qu’il s’agit de la tribu des Tamoios, apparentée aux Guaranis. [14] Édouard Charton indique que ce peuple se rase le crâne à la manière des Africains, mais également s’épile le corps en se servant de « coquilles bivalves ». [15]
Les marins vont rester sur place durant environ deux semaines. [16] Ils vont principalement avitailler en eau et en vivres, mais aussi en produits locaux (comme par exemple des plumes de perroquets). [17] Et aussi, selon Ian Cameron, beaucoup faire la fête et profiter des faveurs sexuelles accordées par les indigènes. [18]
Ceci ne les empêche pas de célébrer des messes sur le rivage, cérémonies auxquelles les indigènes viennent assister avec curiosité et respect.
Juan de Cartagena est vraisemblablement transféré sur la Concepcion, où il est placé sous la surveillance de Gaspar de Quesada. [19]
Antonio de Coca, qui assurait l’intérim comme capitaine du San Antonio, reprend sa fonction de comptable de l’expédition et cède la place à Álvaro de Mezquita, un cousin de Magellan.
Mardi 20 décembre 1519
Rio de Janeiro
C’est ce jour que l’on procède à l’exécution d’Antonio Salomón, reconnu coupable le 30 octobre 1519 d’un acte délictueux à l’endroit d’un mousse de son navire, la Victoria.
La raison d’un tel délai entre le verdict et l’exécution n’est précisée nulle part.

S’il est seulement spécifié que le marin est condamné à la strangulation, la méthode n’est pas précisée. Or, une pratique répandue en Espagne était celle du lacet étrangleur, ou garrote vil.
Attaché à un poteau en position assise, une corde en chanvre vient lui enserrer la gorge. La boucle, qui passe à travers un trou pratiqué dans le poteau, est rétrécie à l’aide d’un bâton de bois que l’on tourne. Avec le temps, la technique se perfectionnera : la corde deviendra chaîne, puis collier métallique ; une crémaillère et une manivelle accéléreront la procédure ; une protubérance (arrondie ou pointue) placée sur le poteau viendra écraser le cervelet.
(Pour les âmes non-sensibles, et que cela intéresserait, cette photo prise aux Philippines en 1901 présente une version moderne de la machine, avec le supplicié).
Un évènement inattendu se produit durant la seconde partie du séjour.
Duarte Barbosa, le beau-frère de Magellan, aurait exprimé sa volonté de rester au Brésil, plutôt que de poursuivre l’aventure (il est suggéré qu’il souhaitait surtout continuer à profiter de l’hospitalité des Indiennes). En guise de réponse, le capitán general le fait mettre aux fers jusqu’à leur départ, où il embarquera sur la Victoria (alors qu’il se trouvait auparavant sur le vaisseau amiral, la Trinidad). [20]
Cette histoire, attestée par de nombreuses sources, demeure tout de même floue. Combien de temps est-il resté prisonnier ? Cette punition, dont on ne connaît pas la teneur (simplement consigné à bord, enfermé, mis aux ceps ?), lui a-t-elle remis les idées en place, comme escompté ? Ou bien Barbosa a-t-il été ensuite embarqué de force ?
Mardi 27 décembre 1519
Rio de Janeiro
La flotte quitte la baie. Les Brésiliens semblent tristes de voir les Européens partir, certains les accompagnent même en canoës. [21]
Deux personnes supplémentaires ont rejoint l’aventure :
– Juanillo, le fils de Carvalho
– un indigène dont on ignore le nom, et dont la présence même n’est pas certaine. Il n’est en effet pas précisé qu’il soit monté à bord à ce moment-là. Tout juste sa mort serait-elle mentionnée lors de la traversée du Pacifique, entre fin novembre et mi-février. Preuve du peu d’égards que les marins avaient pour la vie des indigènes. [22]
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[1] Charton, Voyageurs anciens et modernes – Tome III – Fernand de Magellan, voyageur portugais (1863), p.277 note 1
Queirós Veloso, Revue d’histoire moderne : Fernao de Magalhaes, sa vie et son voyage (1939), p.470
Verne, Les grands voyages et les grands voyageurs. Découverte de la terre – Chapitre II : Premier voyage autour du monde (1878), p.303 – Ce dernier précise que la baie était, au début du XVIe siècle, également fréquentée par des marins dieppois.
[2] Contrairement à ce que certains auteurs indiquent, les explorateurs ne pensaient pas avoir découvert l’embouchure d’un fleuve (entre autres Peillard, Magellan/Pigafetta (1984), p.308 note 32). À l’époque, le terme « rio » ne faisait pas la distinction entre fleuves, rivières ou baies.
Via Wikipedia (PT) :
– Bueno, Brasil: uma história (2003), p.19
[3] Zweig, Magellan (1938), p.142
[4] Via Wikiepdia (PT) :
– Bueno, Náufragos, traficantes e degredados: as primeiras expedições ao Brasil, 1500-1531 (1998), p.204
[5] Pigafetta, Primer viaje alrededor del Globo (Civiliter p.13 ; Charton p.277)
Zweig, Magellan (1938), p.144 (L’auteur parle lui de cinq poules)
[6] Pigafetta, Primer viaje alrededor del Globo (Civiliter p.18, Peillard p.106-107, Charton p.278)
[7] Via Wikipedia (EN) :
– Bergreen, Over the Edge of the World: Magellan’s Terrifying Circumnavigation of the Globe (2003), p.95-98
[8] Ginés de Mafra, in Queirós Veloso, Revue d’histoire moderne : Fernao de Magalhaes, sa vie et son voyage (1939), p.487-488 note 3
Bernal, Declaracion de fallecidos en el viaje (2014), #99 – « un (hijito ?) de Juan Caravallo, piloto, que vino de la tierra del Brasil ».
[9] Pigafetta, Primer viaje alrededor del Globo (Civiliter p.16, Peillard p.104)
[10] Charton, Voyageurs anciens et modernes – Tome III – Fernand de Magellan, voyageur portugais (1863), p.277 note 3
[11] Pigafetta, Primer viaje alrededor del Globo (Civiliter p.17)
Charton, Voyageurs anciens et modernes – Tome III – Fernand de Magellan, voyageur portugais (1863), p.278
Léonce Peillard (p.105) indique lui le terme « carich », dont serait sûrement dérivé le terme « carioque » (carioca) qui désigne les habitants de Rio de Janeiro. (p.309 note 38). En réalité, carioca est une déformation portugaise d’une expression tupi, et donc autochtone, signifiant « maison des Carijó » (kara’i oka), les Carijó étant un peuple vivant originellement dans la région.
[12] Charton, Voyageurs anciens et modernes – Tome III – Fernand de Magellan, voyageur portugais (1863), p.278 note 5
[13] Pigafetta, Primer viaje alrededor del Globo (Civiliter p.16, Peillard p.104)
[14] Peillard, Magellan / Antonio Pigafetta (1984), p.309 note 34
L’auteur écrit « Tamajos ».
[15] Charton, Voyageurs anciens et modernes – Tome III – Fernand de Magellan, voyageur portugais (1863), p.278
[16] 13 jours selon Pigafetta, Primer viaje alrededor del Globo (Civiliter p.19, Peillard p.108)
13 jours selon Verne, Les grands voyages et les grands voyageurs. Découverte de la terre – Chapitre II : Premier voyage autour du monde (1878), p.303
15-16 jours selon Antonio de Brito, in Queirós Veloso, Revue d’histoire moderne : Fernao de Magalhaes, sa vie et son voyage (1939), p.470
[17] Bernal, Sucesos desafortunados de la Expedición (2015), p.4
Verne, Les grands voyages et les grands voyageurs. Découverte de la terre – Chapitre II : Premier voyage autour du monde (1878), p.303
Pigafetta, Primer viaje alrededor del Globo (Civiliter p.15, Peillard p.103, Charton p.276-277) – La manière dont Pigafetta organise son récit peut laisser penser qu’ils ont effectué une escale avant Santa Lucía, mais ce n’est vraisemblablement pas le cas.
Via Wikiepdia (EN) :
– Cameron, Magellan and the first circumnavigation of the world (1974), p.95
[18] Via wikipedia (EN) :
– Cameron, Magellan and the first circumnavigation of the world (1974), p.95
[19] Queirós Veloso, Revue d’histoire moderne : Fernao de Magalhaes, sa vie et son voyage (1939), p.470
[20] Medina, El descubrimiento del Océano Pacífico Hernando de Magallanes y sus compañeros documentos (1852-1930), LXVIII, p.225
Puente y Olea, Los trabajos geográficos de la Casa de Contratación (1900), p.223
[21] Via Wikipedia (EN) :
– Cameron, Magellan and the first circumnavigation of the world (1947), p.96
[22] Queirós Veloso, Revue d’histoire moderne : Fernao de Magalhaes, sa vie et son voyage (1939), p.487-488 note 3
[23] Via Wikiepdia (PT) :
– Bueno, Náufragos, traficantes e degredados: as primeiras expedições ao Brasil, 1500-1531 (1998), p.125